Volière 1519-2019, un site et des hommes

L'époque

La chapelle Saint-Roch-en-Volière est le joyau d’un ensemble historique exceptionnel du début de la Renaissance, au temps du grand Érard de la Marck, prince-évêque de Liège de 1505 à 1538. Il releva la Cité après sa mise à sac perpétrée par les Bourguignons en 1468 et il réintégra la principauté dans le concert des nations. Ainsi agrandit-t-il son palais d’État jouxtant la cathédrale Saint-Lambert en y édifiant les grandes cours entourées de galeries en colonnades que nous admirons encore aujourd’hui.

Derrière le vaste édifice s’étalent les Coteaux de la Citadelle où, à partir du XVIe siècle, s’établirent légations, hauts personnages et institutions chrétiennes parmi lesquelles celle des Frères cellites. Le couvent s’installa en surplomb immédiat du palais, sur le versant dit « en Volière », du nom de l’enseigne d’une demeure médiévale disparue qui représentait une cage à oiseaux.

Photo G. Focant © SPW

Frères cellites

Les débuts de la congrégation des cellites sont obscurs. Le nom vient du latin cella (petite chambre, et, par extension, cellule). Il n’est usité qu’à partir du milieu du XIVe siècle, pour des communautés de pieux laïcs mendiants dont les origines se rattachent au mouvement urbain des bégards et béguines qui essaima dans les anciens Pays-Bas et au Pays de Liège.

Dédiées aux soins envers les malades et à la charité en général, les premières communautés de cellites s’étaient formées en Allemagne, en Artois et en Brabant après la grande épidémie de peste noire qui ravagea l’Europe au milieu du XIVe siècle. Leur présence est attestée dans la principauté au milieu du siècle suivant. Les Frères ouvrirent de nombreuses maisons, notamment dans les « bonnes villes « de Hasselt et de Saint-Trond. À Liège, ils s’établirent dans le quartier de l’Isle en 1466, deux ans avant la destruction de la ville par Charles le Téméraire. On imagine qu’en ce terrible automne 1468, les Frères prirent leur part dans le secours et l’assistance… D’autant que quelques mois plus tôt, le prince-évêque Louis de Bourbon, un proche du duc de Bourgogne, avait accueilli le premier chapitre général de l’institution, constitué de représentants venus de l’ensemble des Pays-Bas bourguignons et du Saint-Empire. Douze années plus tard, en 1480, Liège ayant recouvré son indépendance, il renouvela les autorisations accordées aux Frères établis dans sa juridiction.

Les cellites n’avaient été reconnus comme ordre religieux qu’à partir de 1472, après l’adhésion de nombre d’entre eux à la règle de saint Augustin. Le pape Eugène IV les autorisa alors à porter l’habit :  tunique grise, scapulaire et cape noire, dans une grande simplicité.

Habits des Frères cellites, brochure « La licorne apprivoisée », p.11.
Photo G. Focant (AWAP)

Ils se dénommaient également Frères alexiens puisque, outre saint Roch, ils avaient élu comme patron saint Alexis (dont l’étymologie signifie « le secourable »), un patricien Romain qui aurait choisi de vivre dans une extrême pauvreté à la fin du IVe siècle. Cette hagiographie prit force d’exemple au Moyen Âge, mais elle est aujourd’hui considérée comme largement légendaire. 

Photo D. Nahoé

À Liège, les cellites avaient reçu le sobriquet de « lollards », un terme passé dans le langage populaire avec la signification d’imbéciles ou d’insensés, par influence probable du verbe allemand lollen (marmonner, murmurer), en référence à l’une des tâches principales de ces religieux, celle d’ensevelir les morts et de les accompagner au tombeau en psalmodiant des prières.

En 1493, la congrégation migra au faubourg Agimont, au pied du Mont Saint-Martin. Trois ans plus tard, elle se replia sur Huy, la deuxième en importance des « bonnes villes ».

La population dense des villes médiévales, industrieuses et ouvertes aux échanges, était particulièrement vulnérable aux épidémies. Un nouvel épisode de peste s’abattit sur l’Europe du Nord-Ouest en 1518 et 1519. Liège ne fut pas épargné. Débordé par la rapidité de transmission de cette maladie mortelle, le gouvernement d’Érard de la Marck fit appel à toutes les bonnes volontés. Il invita les Frères à refonder une communauté dans la capitale pour y prodiguer des soins aux victimes et tenter d’endiguer la contagion.

La Licorne en Volière

La réinstallation fut négociée et un accord conclu le 7 octobre 1519 avec le consentement du prince-évêque et du chapitre cathédral. Guillaume Huenen, pater de la maison de Bruxelles et Pierre Costers, celle de Louvain, avaient été mandatés par le chapitre général de l’Ordre, réuni le 25 septembre 1519 à Anvers, pour prendre les arrangements nécessaires avec les autorités liégeoises.

Convention conclue… Brochure « La Licorne apprivoisée », p. 13.
Photo G. Focant (AWAP)

En provenance de Hasselt, quelques cellites arrivèrent dans la paroisse de Saint-Séverin, à l’hôpital Paquay mis à leur disposition. La Cité dota les Frères d’une rente annuelle, fixa le montant de leur rétribution pour les soins aux malades lors des épidémies et en dehors des épidémies. Elle leur accorda aussi le quasi-monopole des funérailles. 

En 1520, elle les installa définitivement « en Volière », dans un immeuble du coteau aux armes de « La Licorne », une enseigne proche du Perron, transportée de la rue Neuvice en ce lieu par l’ancien propriétaire de la bâtisse, un certain Gielet delle Rose. Très endommagée lors du sac de 1468, elle avait été relevée en moellons de grès houiller. Diverses autres constructions de différentes époques coexistaient sur le site. Des fouilles archéologiques menées ces dernières années par la Wallonie en ont déterminé l’existence. 

Détail du vitrail… Brochure « La Licorne apprivoisée », p. 15.
Photo G. Focant (AWAP)

Dès 1527, les cellites se plaignirent de la vétusté de leur implantation et demandèrent aux bourgmestres de solliciter les curés des trente-deux paroisses de la ville afin qu’ils recourent à la générosité de leurs ouailles par quêtes, dons et legs. Avec les fonds récoltés, ils engagèrent à partir de 1530 des travaux importants parmi lesquels le rassemblement de trois bâtiments occupant le nord de la parcelle. Ils donnèrent corps à l’actuelle Licorne qui devait abriter leur communauté. Dans le même temps, ils commencèrent à acheter des maisons dans le voisinage.

Entre 1536 et 1541 ils réalisèrent de nombreuses subdivisions internes. De cet aménagement en pans-de-bois subsiste à l’étage la configuration d’espaces cellulaires répartis le long d’un large couloir. 

Relevé « traditionnel » in situ… Brochure « La Licorne apprivoisée », p. 38.
Photo C. Bauwens (AWAP)

La chapelle, oratoire des cellites, fut édifiée entre 1557 et 1563 grâce à la générosité publique, par le truchement d’une loterie d’objets en étain, la première loterie générale organisée à Liège. Dédié à la Vierge Marie et à saint Roch, ce petit sanctuaire d’une seule nef, en briques et calcaire, se développe sur quatre travées et est couvert d’une voûte lambrissée. Le gros-œuvre fut terminé en 1558 comme l’atteste encore une date sur un des bandeaux de la façade. L’ensemble conventuel fut complété au sud par une aile établissant le lien avec la chapelle.

La chapelle Saint-Roch-en-Volière a donc été desservie pendant près de cinq cents ans par et pour ces religieux si proches de la population, pour laquelle ils remplirent des tâches éminemment sociales dans un esprit de charité qui n’en oubliait pas la gestion attentive des services rendus.

Aliénés et pensionnaires

Au XVIIe siècle, les cellites continuèrent à soigner les malades à domicile et à célébrer les funérailles. En 1634, les autorités de la Cité légiférèrent fixèrent un taux d’honoraires pour les enterrements et rappelèrent l’exigence d’enterrer les indigents sans rien exiger. Outre ces missions et en raison de la diminution des épidémies, les cellites décidèrent de recevoir d’autres exclus de la société, à l’exemple d’autres couvents de leur ordre, notamment ceux d’Aix-la-Chapelle et de Nimègue. Il s’agissait d’ecclésiastiques en convalescence, mais aussi de « fils prodigues » et de « fols » ou « déséquilibrés », selon les expressions de l’époque.

Dans les archives, diverses traces témoignent de cet élargissement de leurs activités. Ainsi en 1651. Les cellites ne disposaient pas des moyens financiers nécessaires pour assurer la subsistance des « furieux » placés dans leur maison par les bourgmestres. Ceux-ci décidèrent donc de contribuer, via les hospices publics, à l’entretien des personnes placées par leurs soins. Afin de mener à bien ce nouvel investissement qui imposait l’accueil des malades dans leur couvent, les Frères durent à nouveau agrandir et transformer les lieux.

L’aile orientale fut reconstruite en briques. Une galerie la jouxta, permettant la communication entre les diverses parties de l’ensemble. On ignore le nombre des malades hébergés au XVIIe siècle, mais l’examen des comptes permet de croire que ceux-ci ne devaient pas dépasser la dizaine, alors que sept à huit frères, dont le pater, séjournaient au couvent. La plupart de ceux-ci étaient originaires de l’ancien comté de Looz, la partie thioise de la principauté, qui correspond approximativement à l’actuelle province belge de Limbourg. Les conditions du noviciat étaient strictes et durent décourager bien des volontaires.

On ignore le nombre des pensionnaires au XVIIe siècle, mais les dépenses du couvent sont en partie connues à partir de 1679. Elles révèlent une gestion « ménagère » caractérisée par de petits achats domestiques journaliers et elles ne mentionnent pas de frais médicaux ou pharmaceutiques. Au XVIIe siècle, il est donc plus exact de parler de pension que d’hospice.

Le nombre de malades augmentant, le XVIIIe siècle vit une nouvelle fois une adaptation des locaux à leurs nouvelles fonctions. On comptait deux cent cinquante personnes « séquestrées » entre 1747 et 1800. Afin d’empêcher les évasions, le domaine fut clôturé. Le couvent s’organisait alors autour d’une cour fermée. Deux ailes de bâtiments de petit gabarit la délimitaient au sud-ouest. La plupart des structures primitives de l’aile orientale furent détruites ou englobées dans un nouveau bâtiment de briques. Au premier étage, deux séries de six cellules furent créées en 1728 de part et d’autre du couloir central. 

On a découvert de nombreux graffiti dans deux d’entre elles. 

Cellule 1er étage

Détail des graffiti…
Brochure « La Licorne apprivoisée », p. 28.
Photo Ph Géron

Les parois étaient constituées de pans-de-bois capitonnés. Leur confort variait, suggérant une « hiérarchisation » des patients accueillis. Enfin, la décoration intérieure prouve une certaine aisance du couvent à cette époque. Pour preuve, notamment, la présence dans le parloir, à la fin du siècle, de grandes toiles illustrant principalement des scènes de l’Ancien Testament. Ces œuvres sont traditionnellement attribuées au Liégeois Jean Latour (1719-1782), plus certainement à son fils, patient de l’ancien hospice. Onze d’entre elles ont été conservées. Le département de peinture de chevalet de l’École supérieure des Beaux-Arts Saint Luc Liège assure leur restauration.

Enfin, l’augmentation constante des malades imposa aussi un économat organisé.

Auxiliaires du pouvoir civil

Les troubles révolutionnaires et les changements de régime politique amenèrent des temps difficiles. Le 18 août 1789, les cellites subissaient la révolution patriote qui entendait délivrer les enfermés comme les prisonniers, à l’exemple de Paris. Ils préparèrent leur départ vers Maastricht, mais finirent par décider de rester en avançant les fonds nécessaires à la survie de leur hospice. Durant la période française, la suppression de l’hospice Georges ou Bayard par la nouvelle Commission des Hospices civils imposa le maintien de celui des cellites, seuls volontaires à la garde des insensés et par là même épargnés pour cause d’utilité sociale, alors que les autres congrégations religieuses étaient dissoutes ou en fuite.

Le couvent-hospice privé des cellites échappa donc de justesse à la fermeture des établissements religieux en 1796. La ténacité des Frères fut remarquable, mais ceux-ci durent accepter de quitter leurs habits monastiques et de devenir de simples gestionnaires hospitaliers de l’administration de la République qui dénomma leur établissement « hospice de l’Humanité ».

Les bâtiments de l’ancien couvent devinrent vite insuffisants pour accueillir une population désorientée toujours croissante et s’avérèrent inadaptés aux modestes progrès de la médecine au début du XIXe siècle. Pour tenter de pallier ces carences, la Commission des Hospices civils acquit en 1809 le « ci-devant » couvent des capucins, tout proche. Mais l’appropriation des locaux tarda et la réorganisation fut lente et mal organisée.

Durant la période hollandaise, de 1815 à 1830, la situation continua de se dégrader. Débaptisée, l’institution devint « hospice des Insensés ». Le projet d’un nouveau complexe asilaire occupa une grande partie du XIXe siècle, menaçant l’ancien couvent et la chapelle.

Finalement, la solution moins onéreuse fut retenue en 1881 : la construction d’une nouvelle aile au sud de la cour. Cette vaste bâtisse de briques comprenait un réfectoire pour plus de quatre-vingts personnes, des dépendances et un dortoir. Elle permit le maintien de l’hospice. 

Façade sud de l’aile du XIXe siècle. 
Photo D. Nahoé

Afin d’augmenter encore la capacité d’hébergement, différents aménagements ont été réalisés au XXe siècle :  transformation en dortoirs des combles des deux anciennes ailes et édification d’une aile des oligophrènes (déments dangereux) au nord-ouest.

Volière, coteau de la psychiatrie

En 1932, les deux derniers cellites – qui demeurèrent à l’hospice jusqu’à leur mort – reçurent l’aide de Frères de Saint-Jean-de-Dieu. En 1946, la congrégation de Notre-Dame de Lourdes prit le relais.

À l’exception de sa brasserie, aujourd’hui réhabilitée en lieu culturel, l’ancien couvent des capucins fut abattu dans les années cinquante du siècle dernier. Il fallait faire place au nouvel hôpital psychiatrique Volière de la Commission d’Assistance publique de Liège, inauguré en 1958, qui intégra dans sa gestion les activités subsistantes des cellites en leur couvent.

En 1968, la direction de l’institution fut totalement laïcisée. L’intégration de ces anciens bâtiments dans les activités de soins se termina à la fin des années 1980. L’hôpital lui-même fut entièrement démoli en 2004, moins de cinquante ans après son édification. N’y était pas étranger l’aboutissement de réformes thérapeutiques discutées depuis la fin du siècle. Un nouvel organisme public, l’Intercommunale de Soins spécialisés de Liège (ISoSL), y édifia un vaste complexe (Agora, Pérî) qui s’étend aujourd’hui en surplomb de l’ancien couvent des cellites et qui poursuit cette vocation psychiatrique que les cellites avaient assumée seuls, sur ce même coteau de Volière, durant 465 ans !