Cliché Mémoire du pater Brepoels… 
Photo : G. Focant (AWAP)

Les malades

Durant l’Ancien Régime, les malades mentaux ne bénéficièrent pas d’une politique particulière. Dans les limites de la principauté de Liège toutefois, l’évêque était aussi le prince et par conséquent un organe du tribunal de la justice ecclésiastique, l’Official était compétent dans certaines affaires purement laïques parmi lesquelles les demandes de séquestration. Les requêtes formulées par les membres des familles, le clergé ou, à défaut, par un étranger étaient assorties de témoignages et d’attestations. La procédure minutieuse excluait ou du moins avait pour but d’exclure l’arbitraire. La démence, la prodigalité et l’inconduite en étaient les principales raisons. 

Outre les prisons d’Avroy et de l’Official, l’hospice Saint-Georges, dit aussi Bayard, hébergeait des insensés indigents. Le seul hospice privé réservé aux hommes était celui des cellites. Entre 1747 et 1800, 243 hommes au moins furent enfermés chez les cellites. Certains dossiers ont été retrouvés dans les archives du fonds de l’Official. Ils attestent de 30% de troubles mentaux. L’alcoolisme est le principal problème. Il faut y ajouter les vols et les mœurs licencieuses. 80% de dossiers sont ainsi ventilés. Les ecclésiastiques furent aussi admis chez les frères sur simple demande du vicaire général, de leur supérieur ou de leur chapitre. A partir de 1796, nombre de décrets émanent du tribunal civil, puis du commissaire ou du préfet du département de l’Ourthe.

La famille, le chapitre ou les autorités négociaient avec les frères les conditions de séjour. Les taux des pensions s’élevaient entre 200 et 800 florins. On peut affirmer que ce montant filtrait la clientèle misérable. Certains n’hésitèrent pas à critiquer les conditions d’hébergement, jugées trop douces. Des malades furent transférés à Hasselt ou Maastricht, dans d’autres couvents cellites, ou réintégrés à l’hospice Bayard.

Durant le XVIIIe siècle, la situation financière est bonne grâce au versement régulier des pensions élevées des internés. L’organisation de l’hospice privé se caractérise à la fois par un recours à des personnes qualifiées, susceptibles de dégager les frères de certaines tâches quotidiennes, et par un regroupement des achats de première nécessité. Il est pourtant significatif qu’il faille attendre la dernière décennie du XVIIIe siècle pour voir se généraliser les dépenses de médecines, réglées au pharmacien Herlenvaux, devenu célèbre grâce à la représentation qu’en fit Léonard Defrance, son rival amoureux.

Durant tout le XIXe siècle, malgré l’acquisition du couvent des capucins, on n’élabora aucun plan cohérent d’aménagement des bâtiments acquis, alors que le nombre des internés ne faisait qu’augmenter. Les frères et le personnel sanitaire ne cessèrent pas de réclamer les appropriations nécessaires à la séparation des diverses classes d’insensés afin de leur appliquer au moins un traitement moral, comme le préconisaient les théories de Pinel et d’Esquirol.

Le régime français vit s’instaurer un cadre légal du traitement de l’aliénation mentale – notamment par la qualification d’incapacité obligatoire selon le Code civil – et il introduisit les bases de la médicalisation. Mais les soucis d’ordre et de sécurité publique l’emportèrent sur les préoccupations des soins à apporter aux insensés.

Le régime hollandais et les débuts de l’État belge ne constituèrent qu’une transition sans changement notable, si ce n’est que qu’en 1850 fut votée une législation issue des travaux de spécialistes de l’aliénation mentale et des conclusions d’une commission chargée de proposer des mesures pour améliorer la condition des aliénés. Deux préoccupations essentielles figurent dans la loi du 18 juin 1850, modifiée en décembre 1873 et complétée par des règlements organiques :

D’une part, il convenait de protéger les aliénés mentaux dans leur personne et dans leurs biens ;

D’autre part, il fallait assurer la défense de la société contre d’éventuels agissements dangereux.

Désormais, les établissements d’aliénés étaient placés sous le contrôle étroit des autorités administratives et judiciaires. Par contre, l’hospice, menacé de suppression, supportait toujours les handicaps de constructions peu appropriées et d’un manque certain de moyens financiers.

Avec une obstination jamais démentie, les cellites poursuivirent une tâche difficile et parvinrent à maintenir un service devenu public en palliant à la fin du XIXe siècle les carences d’un personnel domestique découragé par le caractère ingrat de leur travail.

Mais on ne peut pas dissimuler la pénible existence des insensés internés dans l’hospice. L’absence de moyens fait même obstacle à l’application de la thérapeutique traditionnelle, pourtant insuffisante. L’échec thérapeutique est patent à Liège comme dans le reste de l’Europe. Dans ce sombre bilan, le docteur Xavier Francotte réussit à faire institutionnaliser à Liège une clinique universitaire des maladies mentales comptant des malades de Sainte-Agathe (femmes aliénées) et de l’asile des insensés. Mais il éprouve des difficultés, car la proportion des malades curables est insuffisante dans ce service.

En schématisant et pour donner une idée de la population des malades à la fin du XIXe siècle, on peut avancer que la population de l’asile se composait de citadins indigents issus des milieux ouvriers et de la petite bourgeoisie. L’alcoolisme était la cause principale de l’internement. Celui-ci était décidé lorsque le malade par son comportement violent amènera sa famille, le voisinage ou les autorités à demander sa mise à l’écart.

La vie quotidienne chez les cellites

Sous l’Ancien Régime, les personnes placées par les autorités ou par leurs supérieurs ecclésiastiques étaient accueillis dans l’hospice privé moyennant une pension négociée entre la famille et les cellites. Le taux moyen s’élevait à 400 florins annuels, somme à laquelle il fallait ajouter les coûts de literie, de blanchissage, les frais de barbier et éventuellement d’apothicaire et de médecin, les « douceurs » (tabac, vin, etc.) et les pourboires accordés aux frères. Les dégâts occasionnés par les malades étaient aussi à charge des familles. Certaines familles critiquèrent les conditions de détention jugées par « trop douces » chez les cellites. 

Le tableau dressé par la Communauté aux nouvelles autorités civiles lors du délicat passage au statut d’hospice civil fait état d’une vie très régulière, partagée entre les traitements « moraux », le repos, les promenades et, pour certains, l’entretien du jardin. Les comptes mentionnent des achats très diversifiés au niveau de l’alimentation. 

Dès son entrée en fonction, la Commission des Hospices civils impose à l’hospice de l’Humanité un régime alimentaire beaucoup plus strict, différent selon l’état de pensionnaire ou d’indigent. De même, un règlement intérieur, fixant les horaires et les fonctions de chacun, est appliqué. Selon les conseils du docteur Dupont, appuyé par les frères, on s’efforce de séparer trois classes de malades : les maniaques, les mélancoliques et les convalescents.

Après la construction de la nouvelle aile en 1881-1882, le règlement intérieur en totalement revu, prescrivant les différents tâches incombant au directeur-économe, aux frères infirmiers et aux domestiques. 

Ce règlement définit l’exercice du culte dans la chapelle Saint-Roch, un régime alimentaire plus riche en protéines, les conditions d’habillement, les mesures d’hygiène et organise, le travail des aliénés valides : travaux de culture, de jardinage, domestiques et de services généraux. Plusieurs ateliers sont créés (cordonnerie, menuiserie, vannerie, etc.). 

Certains divertissements et jeux sont aussi autorisés, comme le billard, l’achat d’une volière et la constitution d’une bibliothèque. Des visites surveillées sont autorisées une fois par mois. Le tabac est aussi distribué parfois gratuitement à ceux qui le désirent. Quant aux sorties, elles ne sont acceptées qu’exceptionnellement et en compagnie d’un surveillant.

Evolution des traitements des aliénés​

Les archives des cellites restent quasi muettes quant aux traitements administrés aux déséquilibrés qu’ils accueillent en Volière. Il faut attendre la période française pour que le supérieur de la communauté (le Pater) et le premier médecin désormais attaché à l’hospice de l’Humanité, le docteur Dupont, les décrivent.

Durant l’Ancien Régime, il n’y avait ni médecin, ni chirurgien dans l’institution. Les Frères avaient recours ponctuellement à leurs services. Dans les comptes disponibles au XVIIe siècle, pas de mention de frais médicaux ni pharmaceutiques. Ceux-ci sont fréquents au siècle suivant et sont facturés aux patients. Au XIXe siècle, le budget annuel mentionne de 0,56 à 3% pour les dépenses médicamenteuses, alors que les traitements des médecins, frères soignants et domestiques atteignent 20%.

Il faut donc en revenir aux déclarations faites entre 1801 et 1809 parle Pater et le docteur Dupont pour en savoir plus sur les traitements appliqués à l’hospice. Les moyens thérapeutiques étaient avant tout basés sur le traitement moral, si possible méthodique, et l’isolement (loges matelassées et cachots). Les bains semblent avoir été employés à partir du troisième quart du XVIIIe siècle pour calmer les « furieux », mais aussi pour améliorer l’hygiène qui laissait manifestement à désirer. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’usage des agents mécaniques de contention s’élargit : camisole de force, entraves et fauteuil de force. De même, l’utilisation des sédatifs semble se généraliser. Parmi les plus connus de l’époque, les opiacés, les bromures et les hypnotiques. L’hydrothérapie est largement pratiquée même si son application est souvent malaisée. Au début du XXe siècle, la création d’une clinique à l’hospice des Insensés par le docteur Xavier Francotte ne peut répondre aux espoirs que sa mise sur pied avait fait naître.

Le XXe siècle connaît une véritable révolution avec la nouvelle approche d’une psychologie de l’environnement et de la psychiatrie, l’organisation de services ouverts dans les hôpitaux et les découvertes pharmaceutiques permettant de remplacer les moyens de contention par la « camisole chimique ».